QUELQUES JALONS DANS L’HISTOIRE DE LA GRAMMAIRE

 

1 – La grammaire scolaire de la tradition – notion d’accord

La grammaire scolaire s’est constituée peu à peu, tout au long du XIXème siècle avec deux caractéristiques. D’une part, elle a été construite sur le modèle de la grammaire du latin, langue de prestige, langue de l’Église, langue de la science jusqu’au XVIIIème siècle. Par exemple, on a voulu faire dépendre la conjugaison d’un verbe de son infinitif. Cela est pertinent en latin, mais ça ne l’est pas en français.

Toujours sous l’influence du latin, on a privilégié l’étude de chacun des mots dans l’exercice appelé « analyse grammaticale ». En latin, les relations hiérarchiques entre les mots sont indiquées dans la forme même des mots (c’est le principe de la déclinaison) ; mais en français le travail d’analyse ne peut pas partir des mots, il faut partir d’un regard sur l’ensemble de la phrase, et souvent s’appuyer sur l’ordre des mots.

Le mot du linguiste
En latin, les phrases suivantes sont – pour ce qui est de la grammaire, car il y a des nuances stylistiques – équivalentes (Paul aime sa mère) :
– Paulus matrem amat.
– Matrem amat Paulus.
– Matrem Paulus amat
C’est la terminaison -us qui indique le sujet, et la terminaison -em qui indique le complément d’objet. En français, c’est la distinction entre le GN sujet et le GV qui permet d’identifier les fonctions.

D’autre part, la grammaire scolaire a été construite dans l’objectif essentiel d’enseigner l’orthographe, et particulièrement les accords (voir la page Les accords ). Par exemple si l’on distingue les compléments d’objets directs et les compléments d’objets indirects, c’est avant tout pour rendre compte de l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir.

Par ailleurs, il est difficile de s’élever à l’abstraction que nécessite la résolution des problèmes orthographique, aussi cette grammaire permettait certains glissements entre raisonnement sur la langue et raisonnement sur les situations dont parle le langage : le sujet était présenté comme « celui qui fait l’action », le verbe comme le mot qui « exprime l’action », le complément était supposé répondre aux questions « quoi ? quand ? où ?… ». Cela trouvait rapidement des limites : l’attribut répond aussi bien que le circonstanciel de manière à la question « comment ? » (Paul est arrivé à vélo bien essoufflé), tout comme l’attribut et le COD à la question « quoi ? » (Paul est médecin. Il pratique une médecine douce) ; il est difficile de dire que le sujet du verbe recevoir « fait l’action de recevoir », surtout s’il s’agit de recevoir un coup de poing. Surtout cela brouille la perception de ce qui est attendu des élèves.

L’enseignement de cette grammaire scolaire traditionnelle s’est poursuivi jusque dans les années 1960, jusqu’au plan Rouchette. Les enseignants du premier degré étaient fort attachés à cette matière : elle leur permettait de prétendre former l’esprit aussi bien que l’enseignement du latin, et donc de se poser en collègues des enseignants du second degré.

2 – Le début de la linguistique – notion de signe

En 1916 parait Le cours de linguistique générale de Saussure. Il fonde une réflexion rigoureuse sur la langue, qu’il distingue clairement des productions de langage. Étudier la langue, ce n’est pas étudier des textes ou des phrases, mais c’est observer et décrire un système linguistique. Il pose les bases d’une théorie du signe (voir la page Le signe), qui ensuite sera discutée et complétée.

Le gout des mots
Ferdinand de Saussure, 1857-1913
Professeur à Genève
Son intention principale était de fonder une science de la langue qui convienne à toutes les langues.

3 – La linguistique distributionaliste – notion de groupe, notion de classe grammaticale, notion de fonction

 

Dans les années 1920-1930, aux États-Unis, indépendamment des apports de Saussure, il se développe une façon très rigoureuse d’analyser la langue en utilisant les procédures de remplacement. À partir d’une première phrase on peut passer à des phrases toujours plus courtes, jusqu’à certaines limites et/ou à certaines conditions. Le principe est de remplacer à chaque étape deux mots consécutifs par un seul ; on ne tient pas compte de la signification du résultat mais seulement de sa correction : la nouvelle phrase est-elle ou non acceptable dans la langue étudiée ? Ce test permet de délimiter des groupes, il dessine l’architecture de la phrase et la hiérarchie des éléments qui la composent.

Le gout des mots
Leonard Bloomfield, 1887-1949
Professeur à Chicago et Yale
Son intention était d’identifier les structures mises en œuvre dans une langue, en particulier dans les langues amérindiennes qu’on ne pouvait pas étudier en s’inspirant de ce qu’on savait des langues européennes ou sémitiques (hébreu, arabe…), les mieux connues à son époque. Les langues amérindiennes étaient trop différentes.

On établit ainsi :
– qu’une phrase comporte au moins deux éléments : un sujet et un prédicat ;
– que selon les verbes, le groupe verbal comporte un élément (le verbe) ou plusieurs (le verbe et un ou plusieurs complément(s) ;
– que certains éléments peuvent disparaitre sans nuire à la grammaticalité ;
– qu’une même place peut être occupée par un seul mot ou par plusieurs ;
– que plusieurs sortes de mots peuvent occuper la même place ;
– etc.

En classe, quand on demande aux élèves d’identifier la fonction de tel ou tel mot (par exemple du mot Françoise dans La classe de Françoise se met au travail), ou quand on demande de trouver quel mot remplit telle ou telle fonction (par exemple : quel mot est complément du nom ?), on leur demande en fait de surplomber la construction de l’ensemble de la phrase. C’est alors le repérage des groupes qui permet d’élaborer une réponse assurée :

La grammaire scolaire actuelle retient aussi plusieurs notions de ce mouvement de pensées. En particulier la notion de groupe (voir la page Le groupe syntaxique ), de classe grammaticale (voir la page La « nature » d’un mot), de place dans l’architecture de la phrase (voir la page La fonction d’un mot)…

4 – La grammaire générative – notion de transformation

À partir des années 1960, on s’intéresse aux relations qu’entretiennent des énoncés qu’on tient pour concurrents. Ainsi Le chat poursuit la souris (forme active), La souris est poursuivie par le chat (forme passive) ou La poursuite de la souris par le chat (forme nominale).
L’hypothèse est que des phrases concurrentes sont « engendrées » (d’où le terme de grammaire « générative ») à partir d’une même « structure profonde » selon un ensemble de règles (selon une « grammaire ») qui correspond à une langue particulière. Cette structure est « profonde » au sens où elle n’est pas présente à la conscience du locuteur, lequel ne la perçoit qu’à travers, justement, le jeu des énoncés concurrents qui réalisent tous la même structure.

Le gout des mots
Noam Chomsky, 1928-…
Professeur au Massachusetts Institut of Technology
Son intention était de rendre compte de l’aptitude ‘naturelle’ des locuteurs à comprendre et à produire du langage, indépendamment des énoncés qu’ils émettent effectivement et indépendamment des langues effectivement pratiquées.

Pour notre exemple, la structure profonde pourrait être formalisée comme ceci : action [actant-objet], (concrètement : action : poursuivre [actant : chatobjet : souris]). On voit qu’une structure profonde de ce type a de bonnes chances de se rencontrer quelle que soit la langue parlée, et qu’elle a beaucoup à voir avec une sorte de logique formelle.
Cependant, la relation entre énoncé effectivement réalisé et structure profonde est fondamentale dans la compréhension d’une phrase : les règles spécifiques du français permettent d’identifier le chat pour un actant, la souris comme un objet et la poursuite comme une action, et ce quelle que soit la forme concurrente effectivement réalisée.
On peut vérifier dans le cas de phrases ambigües que c’est bien la relation à la structure profonde qui permet l’interprétation : J’ai trouvé les oranges amères signifie ou bien que « j’ai enfin trouvé au marché les oranges amères dont j’ai besoin pour faire la confiture » (J’ai acheté des oranges amères, je les ai trouvées au marché), ou bien que « j’ai trouvé aux oranges un drôle de goût » (J’ai trouvé que les oranges étaient amères, je les ai trouvées amères). Le contexte permet de sélectionner la structure profonde dont la phrase est la réalisation : ou bien action [actant-objet], ou bien jugement [objet-qualification] et donc le sens qu’il faut allouer au verbe trouver. Le recours à des formes concurrentes (grâce, dans notre exemple, à la pronominalisation qui précise les limites de groupes nominaux) est une aide puissante pour lever l’ambigüité. Voir aussi la page Les transformations.

En classe, chaque fois qu’on met en parallèle deux formulations différentes (par exemple : le chat poursuit une souris / il poursuit une souris) et qu’on demande aux élèves de repérer ce qu’il y a de commun (la même « idée », un même élément sémantique) et ce qui diffère (les configurations morpho-syntaxiques : un GN / un pronom), d’abord on sollicite l’aptitude à comprendre (donc à faire le lien avec une structure profonde) et ensuite seulement on peut étudier le passage d’une formulation à l’autre.

5 – Grammaire de l’énonciation – notion d’embrayeur, notion de modalisation

À partir des années 1950 s’est développé un ensemble de réflexions sur certaines conditions d’interprétation des énoncés : celles en lien avec le lieu et le moment où l’énoncé a été produit. C’est la boutade bien connue :
Demain, on rase gratis
Chaque jour, le mot « demain » change de sens, l’écriteau affiché chez le barbier n’oblige jamais à tenir cette promesse… qui reste simple promesse.

Le gout des mots
Émile Benveniste 1902-1976
Professeur au Collège de France
Son intérêt pour l’énonciation est lié à son intérêt pour les relations entre les structures d’une langue et le type d’organisation d’une société donnée.

On regroupe ces réflexions sous le terme de « grammaire de l’énonciation » même si elles correspondent en fait à des préoccupations relativement différentes. Ce qui en fait l’unité, c’est que les  éléments étudiés témoignent tous de la manière dont un énonciateur inscrit une trace de lui-même et de la situation où il se trouve dans son énoncé grâce aux « embrayeurs » (voir la page Les embrayeurs), ou au contraire efface toute trace de l’énonciation (dans un texte de loi, une règle de jeu ou un texte scientifique, par exemple).

En classe, il n’est pas rare non plus qu’on s’interroge sur la crédulité d’un personnage. À quoi mesure-t-on le doute du personnage enfantin : « Est-ce que c’est vraiment la main de la sorcière ? » (La main de la sorcière, Peter Utton, l’école des loisirs) ? La forme interrogative y contribue, bien sûr, mais aussi l’adverbe vraiment. À quoi perçoit-on l’humour de la conclusion de l’album : « Il faisait tellement froid qu’on se serait cru au Pôle Nord » (L’Afrique de Zigomar, Philippe Corentin, l’école des loisirs) ? Le personnage n’assume pas un énoncé que le lecteur sait être vrai : l’emploi du conditionnel et du verbe croire nous le signale (voir la page La modalisation).

6 – Grammaire de texte – notion de cohésion du texte

Depuis les années 1970, la grammaire prend en compte des phénomènes qui assurent et manifestent la cohésion de l’ensemble d’un texte. Ce faisant, elle étudie des phénomènes qui dépassent le cadre de la phrase : les reprises d’information, les progressions thématiques, les organisateurs textuels… etc.

En classe, l’élimination des répétitions suppose la manipulation des pronoms et des substituts ; le travail de mise en paragraphe suppose une réflexion sur la mise en ordre de l’information et l’articulation des parties de texte…

Le gout des mots
Bernard Combettes, 1942-…
Professeur à l’université de Lorraine
Michel Charolles
Professeur à la Sorbonne Nouvelle
Leur ambition a été de comprendre le poids des phénomènes qui dépassent le cadre de la phrase mais qui conditionnent la compréhension du texte.

Grammaire savante et grammaire scolaire

La grammaire qu’on peut enseigner ne peut être qu’une grammaire scolaire. Elle ne prétend pas à une exhaustivité de tous les corpus possibles, ni à une rigueur scientifique ; elle veut seulement conduire les élèves à surmonter des difficultés, de compréhension ou d’orthographe.

Dans l’histoire de la grammaire savante, rapidement évoquée ci-dessus, le travail de description s’est peu à peu affranchi de la structure des langues à déclinaison (le grec ancien, le latin), l’observation s’est attachée à des langues où était cruciale la position dans la phrase (grammaire distributionaliste et la grammaire générative), puis à des phénomènes qui dépassent le cadre de la phrase et qui exercent une influence sur l’ensemble du discours (grammaire de l’énonciation, grammaire de texte). Dans ce parcours, la grammaire savante a élaboré un ensemble de notions utiles pour résoudre les problèmes d’orthographe ou de compréhension qui se posent aux jeunes élèves.