LES MOTS ONT-ILS UNE « NATURE » OU APPARTIENNENT-ILS À UNE « CLASSE GRAMMATICALE » ?
Les deux expressions de « nature » et de « classe grammaticale » semblent parfois synonymes. L’une et l’autre associent la morphologie d’un mot et les positions qu’il peut occuper dans l’architecture de la phrase.
Les mots n’ont pas tous le même nombre de formes sous lesquelles ils peuvent apparaitre. Les noms en ont généralement deux (chèvre / chèvres), les adjectifs en ont souvent deux (simple / simples) mais peuvent en avoir jusqu’à quatre (fort / forts / forte / fortes), le déterminant possessif une quinzaine (mon / ma / mes / ton / ta / tes / son / sa…), les verbes plusieurs dizaines, etc. La variété des formes d’un mot est en lien, bien sûr, avec les configurations syntaxiques où il peut être employé. Par exemple, la variabilité de l’adjectif en genre et en nombre le rend apte à manifester son lien avec un nom, qu’il soit masculin ou féminin ; la variabilité du déterminant possessif en personne le rend capable de manifester son lien avec un possesseur identifiable dans la situation d’énonciation… Symétriquement, il importe que le pronom varie selon sa fonction pour qu’on puisse bien distinguer les constructions verbales différentes, par exemple, je l’ai causé (cet accident) et je lui ai causé (à ce douteux personnage). Ainsi il y a un rapport relativement étroit entre la description morphologique qu’on peut faire d’un mot et les fonctions syntaxiques qu’il peut assurer. Et c’est autour de ce rapport que s’organise une mémoire lexicale : les mots sont rangés selon leurs variations morphologiques (noms, adjectifs, verbes…) et leurs éventuels emplois syntaxiques (nom : sujet ou complément ; adjectif : épithète ou attribut ; verbe : pivot du groupe verbal…).
Traditionnellement, on nomme « nature » d’un mot la combinaison de ses deux facettes, la facette morphologique et la facette syntaxique : la « nature » d’un mot fonctionne comme une sorte de carte d’identité qui permet une prédiction. Ainsi un mot qui offre quatre formes possibles (c’est-à-dire : un adjectif) est susceptible de s’accorder avec un nom, en position d’épithète ou d’attribut. Symétriquement, un mot qui appartient au même groupe qu’un nom est susceptible de varier en genre et en nombre.
Cependant, le terme de « nature » suggère un lien nécessaire : les « lois naturelles » sont celles auxquelles rien ni personne ne peut échapper. Or la langue offre davantage de souplesse. Par exemple, fort et bleu sont réputés être des adjectifs puisqu’ils présentent quatre formes. Comme tels ils devraient être en relation avec des noms. C’est souvent vrai, mais ce n’est pas le cas dans : Le maitre parle fort ou Le bleu de ta chemise va bien avec la couleur de tes yeux. Dans ces exemples, le mot fort est en position de complément circonstanciel de verbe, le mot bleu est en position de noyau du groupe sujet. Et dans Marie est partie et Jacques est parti avec, le mot avec n’est plus une préposition, il fonctionne comme un adverbe. Et que dire de tours comme : Moi, je ne suis pas très cuisine orientale ? Faudrait-il considérer cuisine orientale comme un groupe adjectif parce qu’il est en position d’attribut du sujet ? La « nature » d’un mot n’a donc rien de naturel, elle reflète seulement le type de morphologie du mot et ses emplois syntaxiques les plus fréquents.
Par ailleurs, il est parfois préférable de désigner seulement l’ensemble des mots qui peuvent occuper telle ou telle place dans l’architecture d’ensemble de la phrase, sans considération de leur variabilité morphologique. On parle alors de « classe grammaticale ». Ainsi la classe grammaticale des déterminants désigne l’ensemble des mots de toutes « natures » qui peuvent occuper la même position (ils ouvrent tous un groupe nominal), qu’ils aient une seule forme (les déterminants numéraux : trois petits chats), trois (l’article indéfini : un / une / des), ou une quinzaine (le déterminant possessif) – qu’ils soient en un mot (trois petits chats) ou en plusieurs (la plupart des petits chats).
Le mot du linguiste
C’est à cause de leur rôle crucial pour s’y retrouver dans une phrase que les ‘adjectifs’ démonstratifs (ce/cette/ces) et possessifs (mon/ma/mes) sont ordinairement désignés par leur appartenance à la classe des déterminants : leur rôle syntaxique dans la phrase (ouvrir le groupe nominal) parait plus important que le lien avec le nom. Mais, quand le besoin s’en fait sentir (pour rappeler l’accord), on peut toujours les traiter d’adjectifs.
Les deux termes de « nature » et de « classe grammaticale » sont quasi synonymes mais ils n’envisagent pas du même point de vue le rapport entre les formes possibles d’un mot et ses emplois syntaxiques possibles : la « nature » associe à une morphologie des emplois syntaxiques plus ou moins prévisibles ; la « classe grammaticale » associe à un emploi syntaxique une morphologie plus ou moins prévisible.
En classe, on peut préférer utiliser les termes de « classe grammaticale » ou « classe de mots » qui ne véhiculent pas la représentation d’un lien « naturel » entre tel ou tel mot et telle ou telle fonction.