UNE AUTRE RELATION À LA LANGUE

« Faire de la grammaire, c’est changer de regard sur les textes. »

Dans l’usage oral de la langue, l’essentiel se joue dans l’interaction sociale entre les deux interlocuteurs. La langue doit s’effacer au profit de la communication voire de la connivence, elle n’est qu’un élément parmi d’autres pour y parvenir : le ton de la voix, les mimiques, les gestes…
Dans l’usage écrit, en lecture comme en écriture, la langue est l’unique truchement. Or, vu l’écart consistant en français entre langue orale et langue écrite, la langue parait souvent opaque aux jeunes élèves. Ce qui se présente comme premier travail à effectuer c’est donc de rétablir une transparence suffisante pour instaurer une connivence avec l’auteur. Mais quand on fait de la grammaire, on inverse le rapport : peu importe la connivence avec un auteur, on met tous ses soins à rétablir la transparence.

Les calembours font une belle illustration des moments où la langue perd de sa transparence et où il faut changer de posture pour non plus comprendre (ou se faire comprendre) grâce à la langue, mais pour rétablir une transparence suffisante et restaurer la compréhension.
Voici par exemple un calembour qui avait un grand succès dans les cercles républicains sous le Second Empire (et qu’on pourrait recycler pour bien d’autres situations) :

– Quelle différence y a-t-il donc entre un léopard, l’Empereur et le duc de Morny ?
– Aucune : les trois sont [taʃte]. Le léopard est [taʃte] par nature, l’Empereur est [taʃte] par le duc de Morny, et Morny est [taʃte] par la fenêtre.

Il faut de l’agilité pour comprendre dans la même suite de sons des mots et des sens différents alors même que le contexte n’est pas familier :
Le léopard est tacheté par nature, l’Empereur est acheté par le duc de Morny et Morny est à jeter par la fenêtre.

Charles de Morny (1811-1865).
Homme d’affaires et homme politique, demi-frère de Napoléon III, il aurait poussé l’Empereur à la désastreuse expédition du Mexique pour ne pas y perdre les sommes importantes qu’il y avait investies.

Il faut :
– accepter d’être un peu perdu et de ne pas comprendre tout de suite ;
– rechercher dans son fonds propre des alternatives à ce qu’avaient d’abord proposé les identifications automatiques ; trouver les trois expressions qui se prononcent de la même manière ;
– rétablir une compréhension, compréhension de l’intention ludique et – en l’occurrence – politique de celui qui fait circuler la blague.

Quand on est confronté à une tâche de grammaire, comme ‘trouver la marque qui manque dans Pépé dor… dans son fauteuil‘, il faut de façon semblable :
– accepter d’être un peu perdu et de ne pas comprendre tout de suite de quoi il s’agit :
« Pourtant, mon pépé, il ne lui manque rien, à lui, quand il dort dans son fauteuil. Ah, mais la maitresse a parlé de marque, c’est quoi, déjà une marque ? »
– rechercher dans son fonds propre des solutions alternatives et sélectionner la bonne :
« Oui, c’est vrai… Il y a les marques pour les noms et les marques pour les verbes.  Comment faire pour trouver la bonne ? »  ;
– rétablir une compréhension, compréhension de l’intention – en l’occurrence didactique :
« La maitresse veut que je retrouve comment choisir entre les marques grammaticales. C’est juste pour ça qu’elle parle d’un pépé… »

Seulement, pour consentir à ce saut cognitif, pour déplacer son attention de son pépé au choix des marques verbales,  il faut être convaincu du gain qu’apportera l’opération. De même que la blague citée ne fera pas sourire celui qui n’a qu’indifférence pour la politique, de même la leçon de grammaire ne sera d’aucun intérêt pour l’élève qui n’a pas l’expérience du bénéfice qu’il y a à mieux connaitre le fonctionnement de la langue.

Reprenons notre exemple.
En français oral, les personnes grammaticales sont marquées par les pronoms personnels, même aux personnes 3 ou 6 (Pépé i’ dort dans son fauteuil). C’est à l’écrit, et aux personnes 3 et 6 que le pronom personnel est régulièrement omis (Pépé dort dans son fauteuil) et que la personne est marquée par la seule terminaison du verbe (Pépé dort).
Il se trouve seulement que la marque de la personne peut, selon les verbes, être un –t ou un –e

Pour s’intéresser aux marques de la personne, il faut à la fois avoir compris que l’accord en personne du verbe avec le sujet rend manifeste la structure de la phrase et avoir le souci que ses propres textes soient compris le plus facilement possible, autrement dit que soit possible l’établissement d’un maximum de transparence. Ces deux conditions supposent qu’on soit bien enrôlé dans la lecture et l’écriture, elles ne sont pas satisfaites chez beaucoup d’élèves : on le sait, les enfants des milieux populaires sont attachés à l’immédiateté du sens. Car ils savent parler, et leurs usages de la parole les satisfont, ils ne voient pas trop ce que pourrait leur apporter une maitrise « scolaire » de la langue écrite.

« Ces élèves (= des milieux populaires) n’identifient pas les enjeux cognitifs et les objets de savoir. Ils se situent sur un registre de travail immédiat, sans que le travail transforme, déplace, reconfigure les objets –  même non consciemment – pour permettre les apprentissages. »
Elisabeth Bautier, entretien CNESCO, 2016

 

Reste la pression sociale (ne pas décevoir la maitresse, être un « bon élève »). Reste aussi la simple curiosité, reste le plaisir particulier d’« ouvrir le capot », de comprendre comment marche une langue dont on a un usage permanent, voire qui nous traverse et qui anime notre vie éveillée comme notre monde onirique.

D’ailleurs, justement pour piquer la curiosité, on peut proposer aux élèves d’entrer dans la réflexion par un calembour  :
– Quelle différence entre Pépé dans son fauteuil et le poulet dans le four ?
– Aucune : l’un [dɔr] dans son fauteuil et l’autre [dɔr] dans le four.
Pépé dort dans son fauteuil pendant que le poulet dore dans le four.