RÉGULARITÉ ET  EXCEPTIONS

Les régularités

La langue est un système de signes. Cela veut dire :
– que les éléments qui la composent s’apparentent et s’opposent les uns aux autres. Ce sont ces relations d’apparentement et d’opposition qui permettent de faire des distinctions et de créer du sens.
Certaines relèvent du lexique. Par exemple, le mot siège s’apparente et s’oppose aux mots armoire ou table : ce sont trois meubles, mais d’usages différents ; il s’apparente et s’oppose aussi – mais d’une autre manière – aux mots chaise, tabouret, fauteuil… : ce sont tous des meubles, mais siège se contente d’indiquer la catégorie de ceux qui permettent de s’assoir alors que les autres précisent différentes sortes de sièges. Le mot siège se trouve donc une sorte d’intermédiaire entre le mot meuble et le mot chaise. Les linguistes disent que siège est un hyponyme (= plus précis) de meuble et un hyperonyme (= plus général) de chaise.

D’autres relations relèvent de la grammaire : le mot siège s’apparente et s’oppose encore au mot sièges : c’est le même mot avec en plus ou en moins un -s. Cette opposition est disponible pour signifier quelque chose (en l’occurrence : le pluriel).
– que les relations d’apparentement et d’opposition sont réglées, c’est-à-dire qu’on les retrouve régulièrement et qu’on peut en inférer une règle.
Les jeunes enfants qui apprennent à parler infèrent spontanément de nombreuses règles. On le perçoit bien quand ils appliquent ces règles dans des cas où elles ne sont pas pertinentes. Quand un enfant parle d’appui-tête en le nommant *appuitoir, sur le modèle de l’arrosoir, du trottoir ou du hachoir, il a inféré comme règle sur la construction des noms d’instrument « on ajoute –oir au radical ». Ou quand il affirme que « vous *disez des bêtises », il étend alors au verbe dire ce qu’il a compris de la règle qui permet de construire les formes de la personne 5 de la plupart des verbes : « on ajoute –ez. »  
[voir aussi la page Qu’est-ce qu’un signe ?]

Enseigner la grammaire, c’est avant tout enseigner les régularités les plus fréquentes, celles qui sont le plus souvent sollicitées, celles qui sont au cœur du système, par exemple :
– pour dire la pluralité : la pomme / les pommes. C’est le même mot, mais un –s en plus ou en moins. La règle qu’on peut inférer est qu’avec le -s, un nom renvoie à une pluralité, et que sans le –s il renvoie à un objet seul.
– pour dire les différentes situations d’énonciation je / tu / nous… Ce sont des mots qui jouent le même rôle dans la phrase (occuper la position de sujet), mais de formes différentes et renvoyant à des situations d’énonciation différentes. La règle à inférer est que si le sujet renvoie à celui qui parle, on emploie je ; si le sujet renvoie à celui à qui on parle, on emploie tu… etc.
– pour dire différents avatars de l’être : il est à Paris / il est médecin / il est habile. Les trois expressions à Paris, médecin et habile s’apparentent parce qu’elles complètent toutes trois le groupe verbal organisé autour du verbe est, mais la première indique une localisation, la seconde l’appartenance à une catégorie, la troisième un trait caractéristique. La règle à inférer est que le verbe être a plusieurs sens et, pour indiquer ces différentes significations, il s’emploie avec un complément de lieu (il est à Paris… là-bas… en France…), ou avec un nom (il est médecin… magicien… Roumain…), ou avec un adjectif (il est habile… il est silencieux… il est chauve…).
– pour dire différemment des circonstances : il s’en va à la fin / il s’en va quand la séance est fini… Les deux expressions à la fin et quand c’est fini s’apparentent parce qu’elles occupent la même position dans la phrase (complément circonstanciel de phrase) mais ne sont pas construites de la même manière (groupe du nom avec préposition / proposition subordonnée circonstancielle avec un verbe et un sujet). La règle à inférer est que, pour indiquer une circonstance, on peut employer ou bien un groupe du nom avec préposition ou bien une proposition subordonnée.
– etc.

Qu’est-ce qu’une exception ?

Par rapport au système, certains éléments entrent dans les mêmes relations d’opposition que d’autres éléments mais ne s’apparentent pas aussi nettement aux formules parallèles. Ainsi, le mot jeu ne s’oppose pas à *jeus comme pomme s’oppose à pommes, mais il s’oppose à jeux.
Ce sont ce qu’on appelle traditionnellement les exceptions.




Le gout des mots
Exception : ce qu’on fait sortir du lot commun. Préfixe ex– : en dehors de… et radical –cep– : prendre, comme dans recevoir / réception, concevoir / conception, décevoir / déception

Ainsi, un verbe comme acheter s’apparente aux verbes comme chanter mais il s’en distingue par le changement qui affecte la voyelle.

je chante            j’achète
tu chantes         tu achètes
il chante             il achète
nous chantons   nous achetons
vous chantez     vous achetez
ils chantent        ils achètent

Ce qui lui donne ce statut d’exception, c’est la disproportion numérique : plusieurs milliers de verbes se comportent comme chanter alors que seulement une vingtaine se comportent comme acheter : corseter, voleter, fureter, cacheter
Mais par rapport à cette liste, un verbe comme jeter fait lui-même exception : c’est une exception par rapport aux exceptions, une sorte d’exception « au carré ».

je chante            j’achète                      je jette
tu chantes         tu achètes                 tu jettes
il chante             il achète                    il jette
nous chantons   nous achetons         nous jetons
vous chantez     vous achetez            vous jetez
ils chantent        ils achètent               ils jettent

Un statut ambigu

Deux forces contradictoires s’exercent sur les exceptions : une tendance à les faire disparaitre en gommant les particularités, et une sorte de fascination qui les maintient.

L’assimilation

Les exceptions demandent un effort de mémoire, et paraissent – au regard des régularités – dénuées de raison. Dans l’histoire de la langue, nombreuses sont celles qui ont été ramenées à la norme ordinaire.
Par exemple, au XVIIe siècle, le verbe trouver peut encore se conjuguer avec la même alternance de voyelles que le verbe mourir :

je treuve             je meurs
tu treuves           tu meurs
il treuve              il meurt
nous trouvons   nous mourons
vous trouvez      vous mourez
ils treuvent        ils meurent

Le gout des mots

Non, l’amour que je sens pour cette jeune veuve

Ne ferme point mon cœur aux défauts qu’on lui treuve.
           Molière, Misanthrope, acte I, scène 1

Après avoir été dénigrée comme provinciale et populaire, cette conjugaison de trouver disparait rapidement au profit de la conjugaison régulière qu’on connait.
Autre exemple, plus proche de nous : la réforme de l’orthographe de 1990 a supprimé les « exceptions au carré » des verbes cacheter, colleter, épousseter, tacheter… et a imposé la graphie il cachète comme il achète pour tous les verbes avec cette fin de radical en -eter.
Les réformateurs ont cependant maintenu la graphie il jette pour ce verbe et ses dérivés (rejeter, projeter…) à cause de sa fréquence dans les textes, afin de ne pas perturber l’identification du mot par reconnaissance directe.

Les erreurs des jeunes enfants témoignent largement de cette tendance à conformer les exceptions à la règle générale. Spontanément, ils produisent des vous *faisez, des *chevals et des *travails… Il faut de nombreuses interactions avec des adultes pour que peu à peu ils plient leur expression à l’usage commun.

Le charme des exceptions

Les exceptions sont spectaculaires. Pour qui maitrise la langue, dans les interactions ordinaires, l’application des régularités passe inaperçue, l’attention est entièrement allouée à la compréhension. En revanche, tant que l’habitude ne l’a pas émoussée, une exception arrête. Cela constitue les exceptions en sujet d’étonnement, d’inquiétude, de curiosité… Elles ne laissent pas indifférent.

Beaucoup d’exceptions rappellent un état ancien de la langue, un phénomène historique oublié, une origine exotique.
Je peux, je veux, je vaux, avec leur -x comme marque de la personne, sont des sortes de blocs erratiques, dont l’orthographe s’est maintenue à travers les siècles depuis l’époque lointaine où les graphies -us étaient ordinairement abrégées par un –x. C’est probablement leur fréquence dans les textes qui les a comme pétrifiées – puisque j’émeus, plus rare, suit la règle commune.
Les formes vous dites, vous faites, vous êtes rappellent cette marque de la personne 5 qui était la marque régulière en latin (dicitis, facitis, estis, comme amatis vous aimez, legitis vous lisez, etc.)
Si landau et sarrau ne prennent pas de –x au pluriel, c’est que, empruntés à l’allemand, ils n’ont pas connu les évolutions qui ont conduit à choisir le –x comme marque du pluriel des mots en -au
Ces exceptions peuvent intriguer, piquer la curiosité d’un esprit lettré et conduire à s’interroger sur l’histoire de la langue.

On peut aussi s’amuser des rencontres surréalistes offertes par une liste d’exceptions : la série bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou et pou jouit ainsi d’une notoriété qui a ses lettres de noblesse.

Enfin, on peut considérer que la connaissance des exceptions fonctionne dans notre société comme un signe de distinction sociale. Éviter les erreurs de langue ou d’orthographe sur ces mots est la preuve qu’on a fait des études, qu’on a été un bon élève, qu’on a consenti les efforts qu’il fallait pour s’intégrer à la communauté des lettrés…
Une fois acquis cet élément de prestige, on peut être tenté de le défendre.

Le gout des mots
Ce sont les mères des hiboux
Qui désiraient chercher les poux
De leurs enfants, leurs petits choux,
En les tenant sur les genoux.

Leurs yeux d’or valent des bijoux.
Leur bec est dur comme cailloux,
Ils sont doux comme des joujoux,
Mais aux hiboux point de genoux !
[…]
                        Robert Desnos, Chantefables

On peut ainsi, pour des raisons intellectuelles, esthétiques ou sociales, rester attaché à ces exceptions plus ou moins pittoresques, plus ou moins poétiques.

Que faire, en classe, des exceptions ?

Il est évident que pendant deux siècles l’école a opposé une résistance constante aux forces d’assimilation qui tendent à conformer les exceptions aux règles communes. De nos jours, une question éthique peut se poser à chacun. Il semble raisonnable de n’insister que sur les exceptions dont la méconnaissance, dans la société contemporaine, risquerait d’avoir des effets néfastes sur le devenir des élèves, c’est-à-dire celles qui apparaissent avec une grande fréquence dans les textes.
Car les irrégularités relèvent – en quelque sorte – de deux régimes : certaines sont très présentes dans les échanges ordinaires. C’est le cas des verbes comme avoir, être, pouvoir…et aussi jeter. C’est le cas du pluriel des mots comme cheval / chevaux… La fréquence de leur usage les conserve intactes avec leurs particularités : être, faire et dire sont parmi les verbes les plus utilisés, les reformulations auprès des enfants sont d’autant plus nombreuses pour les habituer à dire vous êtes, vous faites ou vous dites.
D’autres, en revanche, sont des raretés : on utilise rarement le verbe émouvoir, et au verbe résoudre – difficile à conjuguer alors qu’il n’est pas si irrégulier que cela – on préfère parfois le verbe solutionner qui a l’avantage d’être bien régulier.

Les programmes sont relativement discrets sur cet aspect de l’enseignement. Ils mettent cependant nettement en valeur les régularités.
Dans les ressources proposées sur ce site, ne sont travaillés expressément que le pluriel des noms en –al ou en –eu et les verbes irréguliers fréquents (aller, avoir, être, faire, jeter, pouvoir, prendre, vouloir, venir…). Il revient à chacun, selon l’environnement où il exerce, de demander ou non l’effort de mémoire qu’impose l’emploi de formes plus rares.
Dans tous les cas, il faut mettre en avant la régularité à laquelle déroge l’exception : il parait peu raisonnable de demander la mémorisation d’exceptions dont on ne saurait pas ce qu’elles ont d’exceptionnel.