DIFFÉRENTES PERSPECTIVES SUR LES NOTIONS GRAMMATICALES :
Points de vue morphologique, syntaxique, sémantique
 

La plupart des éléments linguistiques s’inscrivent au carrefour de deux logiques :
– celle de la morphologie : les différentes formes qu’une expression peut prendre ;
– celle de la syntaxe : l’emplacement dans le flux verbal où elle peut prendre place.

C’est relativement évident à l’échelle d’un mot, et le dispositif des « tirettes » met en pleine lumière ce croisement de logiques. Ainsi la forme chevaux appartient à l’ensemble cheval / chevaux, c’est l’une des deux formes que peut prendre ce nom. Et cette même forme s’insère à une place de nom dans un environnement syntaxique qui demande des marques de pluriel.

Ce n’est pas moins vrai pour des éléments plus complexes, qu’il n’est pas toujours facile de représenter dans des tirettes.
Par exemple, pour insérer un complément de phrase :

D’un point de vue morphologique – celui qu’illustre bien le dispositif « tirette » – on perçoit bien le choix entre adverbe (alors), groupe nominal prépositionnel (à cet instant) ou proposition subordonnée (quand il vit la vipère). Mais le dispositif ne rend pas compte du point de vue syntaxique qui dégage la mobilité dans la phrase du complément.
[À cet instant] [le cheval] [prit le mors aux dents].
[Le cheval] [prit [à cet instant] le mors aux dents].
[Le cheval] [prit le mors aux dents] [à cet instant].

Autre exemple : le choix d’une formulation à la voix active ou à la voix passive.
Les élèves étudient l’accord dans le groupe du nom dès le CE1.
L’accord dans le groupe du nom est étudié dès le CE1.
D’un point de vue morphologique, on voit comment est construite la forme passive : auxiliaire être au temps souhaité + participe passé. D’un point de vue syntaxique, on voit comme est structuré l’environnement du verbe : l’objet de la voix active (l’accord dans le groupe du nom) est le sujet de la voix passive.

Ce dernier exemple montre clairement qu’il manque un troisième point de vue, souvent négligé dans l’enseignement de la grammaire : le point de vue sémantique.
En effet, ce qui motive essentiellement le choix d’une phrase active ou d’une phrase passive, c’est le fait que la phrase passive n’impose pas d’exprimer l’agent :
L’accord dans le groupe du nom est étudié dès le CE1 (par les élèves).
Ceci explique que les phrases passives soient relativement rares dans les récits mais qu’on les rencontre souvent dans les textes de loi, les règlements… et dans les textes explicatifs.
La fusion de la roche est obtenue dans certaines conditions de pression et de température.

Mais pour nos deux autres exemples aussi, le point de vue sémantique n’est pas à négliger et il éclaire bien – notamment la syntaxe.
Exemple du complément de phrase :
La place du complément de phrase n’a rien d’indifférent.
Il se situe en tête de phrase chaque fois qu’il s’agit d’articuler la phrase au texte qui précède :
Une vipère surgit du bosquet de troènes. Alors / À cet instant / quand il la vit, le cheval prit le mors aux dents.
Il se situe à la fin de la phrase quand il apporte l’information importante :
– À quel moment le cheval s’est-il emballé ?
– Le cheval prit le mors aux dents à cet instant / quand il vit la vipère.
Exemple du pluriel :
L’opposition entre singulier et pluriel correspond souvent à une opposition entre « un seul » et « plusieurs ». Même si ce n’est pas toujours le cas : le troupeau correspond à une pluralité d’individus alors que mes lunettes correspond à un objet unique.
Mais surtout, l’accord dans le groupe du nom assure la cohésion syntaxique du groupe nominal par-delà les éventuels rupteurs :
[Ces trop sinistres chevaux] s’emballent facilement.
Ce faisant, le point de vue syntaxique rejoint un point de vue sémantique : l’accord permet d’identifier les éléments qui « parlent des mêmes choses ».

 

En classe, il convient de ne négliger aucun des trois points de vue. Autant que possible, il convient de les exposer ensemble, même de manière implicite, comme dans cette première approche du nom et du verbe au CE1 :

Il faut aussi ne pas perdre de vue ces points de vue quand on s’occupe des raisonnements des élèves. Il convient en effet de les faire passer de raisonnements qui s’appuient sur le sémantique à des raisonnements qui prennent en compte les aspects morphologiques et syntaxiques. Voici par exemple la phrase suivante :
   Elle (= une ile) est habitée par des monstres.
Et voici comment une petite fille explique la présence de la marque –e au mot habitée :
            J’ai mis un –e parce que c’est une ile.
Il conviendrait de l’amener à produire un raisonnement du type :
   Il faut un –e parce que ça parle de la même chose que le mot elle, et que elle, c’est féminin.

Et si l’on veut évoquer auprès des élèves cet entrecroisement de perspectives, on peut le faire à l’aide de ces questions :
-morphologie : à quoi est-ce que ça ressemble ?
habitée, ça ressemble à un adjectif
-syntaxe : avec quoi est-ce ça va ?
Ça va avec le mot elle
-sémantique : à quoi ça sert ?
Le -e sert à montrer que ça parle de la même chose que le elle, que ça parle toujours de l’ile.

On peut aussi aider les élèves à saisir comment les connaissances de la syntaxe et de la morphologie peut nourrir un point de vue sémantique et suggérer une première idée sur le sens d’un texte. Par exemple, dans la situation Il était grilheure proposée pour un CM1 :
Les vergons fourgus // bourniflaient. (Lewis Carol, De l’autre côté du miroir, traduction d’Henri Parisot)
On demande aux élèves : « De quoi parle-t-on dans cette phrase ? Qu’est-ce qu’on en dit ? Qu’est-ce qui vous amène à penser ça ? »
– C’est comme ça que sont souvent les phrases.
Les et les mots qui se terminent par –s font comme un groupe du nom avec un adjectif.
– Le –ent va bien avec les et les –s, on peut penser que c’est le verbe.